Les mariniers, une communauté débarquée
Après trois cents ans de fluctuation, différentes crises ont eu raison du transport fluvial sur le canal du Midi qui s’arrêta à la fin des années 1980. Au lendemain de l’interruption des travaux de modernisation du canal du Midi liés à une politique d’expansion initiée dans les années 50, les bateliers débarquaient dans un sentiment de trahison. Le pic du transport fluvial n’était pas si loin (1973), quand en 1989 le pinardier Bacchus réalisait le dernier voyage chargé sur le canal des Deux Mers. Les mariniers du Midi ont vécu la fin de 300 ans de transport fluvial. Ils sont encore nombreux à résider au bord du canal.
Des familles issues des premiers bateliers.
Dans l’espace enclavé du canal du Midi, une communauté principalement endogame a travaillé et vécu depuis 1681. Des dynasties familiales se sont créées à partir des premiers barquiers ; elles vivent encore aujourd’hui, à Castelnaudary, Agde, Sète, Bordeaux, Castets-en-dorthe … Les deux dernières générations de mariniers ont navigué d’abord dans des barques de bois puis dans les premières péniches de fer. Au début des années 50 un modèle familial et professionnel traditionnel se perpétue concomitamment à l’avènement d’une nouvelle navigation plus ouverte vers l’extérieur et s’harmonisant avec les mariniers européens. Alors que certains mariniers commencent à réaliser quelques voyages sur le Rhône, la promesse d’un mise au gabarit Frecynet des écluses du Midi les engage dans un avenir meilleur entre Bordeaux, Sète, et ou le reste du réseaux européens. La flotte se renouvelle petit à petit avec des bateaux en 38 m. Les mariniers se préparent à incorporer la batellerie européenne. L’offre et les affrètements augmentent du fait principalement de la croissance des exportations de céréales auxquelles s’ajoute le transport interrégional de vin, d’hydrocarbures et des productions industrielles des trois régions traversées (sel, pâtes à papier, pyrite, arsenic, bois, …)
Le pic du transport fluvial sur le canal du Midi date du début des années 1970. Ces fluctuations économiques, souvent brutales, dépendent historiquement des productions et des échanges interrégionaux et internationaux. Mais les voyages restent contraints à la concurrence et celle-ci sera le noeud de leur potence.
Le premier choc pétrolier a provoqué une crise de la batellerie sur le plan national. C’est aussi le moment où le transport sur le canal du Midi est arrêté en raison des travaux de modernisation. Sa flotte diminue, les affrètements sont fragilisés et son offre défiée par la concurrence de la route. Les atermoiements politiques provoquent chez les mariniers une incertitude quant à leur avenir. Ils se mobilisent, s’organisent et tentent sauver l’activité. Au-delà d’une contingence économique, les gouvernements se succèdent, certains soutiennent l’activité fluviale, d’autres pas. C’est aussi le temps des études et des prospectives pour le canal du Midi : investir et le moderniser ou l’abandonner au tourisme. La bataille politique s’est faite loin des mariniers, seuls sur le terrain face aux affréteurs et aux dockers dans les ports. La Coopérative des transporteurs fluviaux (CTF) réunissant de nombreux mariniers et basée à Toulouse, devient le centre du débat ; elle n’offre plus de travail aux mariniers. Les chargements sont dirigés vers les camions qui défient toute concurrence, ou par les trains, avantagés par une non concurrence. La situation des mariniers se dégrade, ils ne peuvent plus rembourser leurs crédits, restent sans travail. Ils commencent alors à travailler à terre et, petit à petit, envisagent le débarquement. Peu à peu les mariniers s’installent dans de petites maisons au bord du canal, souvent proches les uns des autres. Le dernier bateau, un pinardier, a navigué en 1989. Quelques années après, le canal latéral à la Garonne est abandonné des péniches. Cette prolongation des écluse du canal du Midi jusqu’à Bordeaux l’a modernisé. Pendant deux décennies, certaines péniches de 38m dans l’attente de pouvoir rejoindre Sète naviguaient entre Toulouse et Bordeaux en circuit-fermé.
L’arrêt total du transport à sonné la fin d’une batellerie du Midi et de trois cents ans d’histoire.
Les enquêtes sur la communauté de bateliers du Midi ont retrouvé une culture batelière souvent endogame, issue d’une histoire ancienne. Entre le 19ème et le 20ème siècle le modèle était qualifié de « traditionnel », puis ellela batellerie est devenue la batellerie artisanale“ dès les années 1960, 1970, 1980.
Cette dernière génération a reçu en héritage l’espoir d’un canal moderne relié au réseau européen. Elle a voulu adopter une navigation, un habitat et un outil de travail conçus sur le même modèle de la batellerie européenne tout en restant fidèle à la culture locale héritée. Ce sont ces dernières générations de mariniers qui nous ont intéressées.
Les bateaux se transforment, le tourisme s’implante, les mariniers sont oubliés
Après le temps du transport fluvial, le tourisme fluvial est encouragé sur le canal des Deux Mers. Les politiques régionales sont renforcées dans ce sens (Languedoc-Roussillon et Midi Pyrénées). S’appuyant sur une patrimonialisation du canal, pour les mariniers cette nouvelle économie de valorisation et d’exploitation du canal du Midi s’est pensée en dehors de la communauté de navigants. Principalement basées autour de la communication sur l’ouvrage d’art historique, les politiques d’accueil touristique sur le canal se sont mises en place sans relater l’histoire des hommes qui l’ont habité. Aucun musée ne retrace l’histoire de la batellerie, et à ce jour, aucun ouvrage ne leur est consacré. Le classement au patrimoine mondial de l’Unesco n’a pas su non plus intégrer son patrimoine immatériel bien que les propositions aient été faites pour une possible lecture de ses différents usages.
Le canal du Midi est devenu un territoire attractif. Mais au delà du paysage et de l’exploit historique, les mariniers sont restés invisibles et silencieux. Bien qu’habitant pour la plupart à proximité de leur ancien lieu de vie, ils sont devenus les « oubliés du canal ».
Aujourd’hui la communauté de mariniers existe encore. La plupart d’entre eux ont continué à se fréquenter, à « faire groupe », à être reliée. Ici ou là, plus ou moins proche du canal ou d’un cours d’eau, ils se retrouvent pour un repas, parfois pour des vacances “On passe nos soirées à se raconter des histoires de mariniers et à se remémorer nos aventures communes !“ Les mariniers du Midi ont conservé un lien fraternel grâce à l’Amicale des mariniers du Midi qui se réunit une fois par an. Ils prennent aussi soin les uns des autres et se donnent des nouvelles toute l’année. Au quotidien, ils partagent des informations, s’échangent leurs archives et leurs découvertes sur le monde du canal. Ils sont toujours à l’affût d’un cliché à découvrir. Ils ont construit un réseau à terre très efficace relié au monde de l’eau. Les deux dernières générations de mariniers ont conservé un fort sentiment d’appartenance à leur communauté dans la conscience d’une disparition annoncée de celle-ci. Ils ont construit un discours à partir d’une certaine vision des vaincus. Dans leurs récits, ils relatent un désintérêt de la « société » vis à vis de leur histoire, voire de leur existence propre. Un sentiment de différenciation perdure, celui qu’ils ont pu ressentir lors de leur vie sur l’eau.
Depuis la terre, ils reproduisent une « frontière symbolique » entre les « gens d’à terre » et les « gens de l’eau », se considèrent « différents ». Beaucoup habitent dans des habitats légers ou mobiles ou marquent leur propriété d’une ancre, d’un objet de bateau. Certains ont toujours un ressentiment d’abandon mêlé à un sentiment de fierté, d’unicité. « Après nous, plus personne ». Ils représentent les derniers descendants de lignées travaillant et vivant sur le canal depuis trois cents ans, mais leur histoire est silencieuse, connue uniquement par eux mêmes. Ils habitent entre Bordeaux, Castets-en-Dorthe, Toulouse, Gardouch, Agde et Sète, souvent très proches, parfois dans la même rue.
Professionnellement, leur débarquement ne s’est pas fait sans difficulté. Les reconversions ont été diverses. Certains ont pu se reconvertir comme pilotes de bateaux à passagers. Un autre sur les bateaux de mer, une autre chez VNF …
Aujourd’hui sur le canal du Midi, la navigation est principalement occupée par les bateaux d’entreprises de location en saison estivale, bateaux de promenade touristique et bateaux hôtels. Les péniches de transport sont parties au déchirage ou transformées en péniches à passager ou bateaux logement. Les barques de bois ont été pour la plupart brûlées, certaines ont coulées.
Le transport fluvial sur le canal des Deux Mers : fin et renouveau
Depuis le dernier voyage du Bacchus en 1989, et ceux des derniers céréaliers à Bordeaux en 2001, ne reste plus comme transport de marchandises sur le canal des deux Mers que les éléments d’Airbus déchargés à Langon.
Le Tourmente, racheté en 2001, a été réhabilité en vue de faire du transport sur ce gabarit particulier du canal du Midi, réservé aux péniches de 30 mètres, la plupart des autres canaux, soit 4 000 km en France, sur un total de 8 500 km, étant au gabarit Freycinet: 38,50 x 5,05 m.
A partir de 2007 avec les premières réunions organisées par VNF sur le retour du transport sur le canal des Deux Mers, le contexte a évolué favorablement. Aujourd’hui, transition énergétique oblige, l’intérêt du fluvial en terme d’économie de carburant et de faible impact sur l’environnement rend de nouveau attractif ce mode de transport.
Des études menées par VNF sur le retour du transport sur le canal des Deux Mers ont démontré l’intérêt que portent les entreprises à ce mode de transport et identifié un potentiel de plusieurs millions de tonnes de marchandises à transporter.
Ainsi, environ 400 000 tonnes de céréales produites dans les régions traversées par le canal vont à Port la Nouvelle dont 75% arrivent par camion.
On peut y ajouter le transport de granulats, les déchets à recycler, le bois, les colis lourds, les tuiles et les briques…
En octobre 2014 le Tourmente a effectué un voyage test pour simuler le transport d’un transformateur de 120 tonnes entre Bordeaux et Sète. Ce test a été concluant, et a ouvert la voie à de nouveaux marchés sur le canal des deux Mers.
Un documentaire a été réalisé à cette occasion, il a été projeté dans le Tourmente à l’occasion du Voyage Entre Deux Mers 2016, pendant les 13 escales entre Bordeaux et Sète.
Un deuxième voyage test a été réalisé en mai et juin 2016 entre le canal du Midi et le quai de Roquemaure, sur le Rhône, avec des balles de carton à recycler. Il a montré qu’il était possible de trouver du fret sur ce trajet, pourtant actuellement entièrement dédié au tourisme.
Cependant, un transport a eu lieu en septembre 2017 à la suite du test effectué en 2014, un transformateur de 87 tonnes a été chargé sur le Tourmente à Lyon pour être déchargé dans le port de La Nouvelle.
Mais c’est en mai et juin 2021 qu’un transport a été effectué sur la totalité du canal des Deux Mers avec un transformateur chargé à Lyon par le Tourmente et déchargé à Bordeaux.
Le retour des péniches permettra d’entretenir le chenal de navigation, qui s’est envasé d’un centimètre par an depuis l’arrêt du passage des bateaux chargés.
En outre, le retour à sa fonction première permettra d’améliorer son image, écornée depuis l’abattage de ce qui faisait son attrait principal, les platanes.
Une étude en cours a identifié un potentiel de 3 500 000 de tonnes de marchandises et plus de 30 entreprises intéressées par le transport fluvial entre Bordeaux et Toulouse.
Dans les territoires et autour es grandes agglomérations, de nombreux acteurs se mobilisent pour une nouvelle logistique multimodale. Une chance pour les canaux tels que ceux du Midi et de Garonne. Et depuis 2020, VNF encourage activement le retour du fluvial sur les canaux du Sud.
Caractéristiques du canal
Le canal du Midi pouvait, en 1970, faire passer des péniches portant 160 tonnes de marchandises, et le canal latéral, aux écluses de 40 mètres, 250 tonnes.
Depuis les derniers passages de péniches chargées à la fin du XXème siècle, les péniches sur le Midi peuvent aujourd’hui transporter 140 tonnes de marchandises, et sur le latéral 200 tonnes.
D’autres voies sont à explorer, comme la logistique urbaine fluviale, le transport de déchets, la messagerie et le transport de vin.